Le journaliste colombien César Molinares a réalisé une enquête sur le lien entre déforestation et grande distribution. Alors que la protection de l’environnement devient un enjeu important dans la société colombienne, les distributeurs axent de plus en plus leur communication autour de leurs pratiques supposées vertueuses. Il est cependant complexe de savoir ce qui se cache réellement derrière les appellations « viande durable », et c’est ce que cet article publié en août propose d’explorer.
Nous vous proposons ici un résumé de l’article ainsi qu’une analyse d’Envol Vert, en tant qu’ONG engagée contre la déforestation en Colombie.
LES GRANDES CHAÎNES DE SUPERMARCHÉ COLOMBIENNES AU SECOURS DE LA FORÊT
Dans les supermarchés colombiens, il est devenu courant de trouver des communications liées à l’aspect responsable des produits du rayon boucherie. C’est le cas chez Carulla, où certaines pièces de viande de bœuf sont étiquetées « élevage durable ». Les autres promesses pleuvent : « bien-être animal », « soutien à la communauté », ou encore « provenant de fermes engagées pour la conservation des forêts » et s’affichent fièrement.
Un argument marketing en plein essor et qui porte ses fruits, puisqu’une clientèle est prête à payer plus cher pour cette viande prétendument plus responsable. Pourtant, si un vendeur interrogé est prêt à assurer que cette viande haut de gamme provient de régions où « il n’y a pas d’exploitation forestière illégale », il n’est pas capable d’affirmer sa localisation avec précision.
Ces pratiques d’étiquetage environnemental se retrouvent dans d’autres magasins de la même chaîne : le groupe Éxito. Cette enseigne, propriété du groupe Casino, est la plus grande chaîne de supermarchés du pays. Le groupe se félicite dans son rapport développement durable 2022 de l’explosion des ventes de viandes issues de gammes « durables », tout en assurant que 100% des exploitations de ses fournisseurs directs de viande sont contrôlées par satellite. Toujours selon ce rapport, ce dispositif suffirait à garantir le « respect de la frontière agricole et l’absence de déforestation ».
Les discours rassurants en la matière ne sont pas l’apanage exclusif d’Éxito. La chaîne Corbeta, propriétaire de l’hypermarché Alkosto, énonce dans des documents publics qu’elle assure également le contrôle régulier des exploitations de ses fournisseurs directs afin qu’ils ne déboisent pas les forêts, sous peine de fin de collaboration. Il en va de même pour une autre grande chaîne, Cencosud, exploitant les marques Jumbo et Metro, qui affirme qu’elle « n’achète pas de bétail dans les zones de conservation » grâce à la mise en place d’un système de surveillance.
Il semblerait donc que la forêt colombienne est entre de bonnes mains : les producteurs de viande bovine s’efforcent d’être respectueux de l’environnement, et cherchent à réduire l’impact de la viande bovine sur la déforestation. Trop beau pour être vrai ? C’est ce qu’une étude sur les chaînes d’approvisionnement du bétail a démontré.
DES CHAÎNES D’APPROVISIONNEMENT COMPLEXES, EMPÊCHANT TOUTE RÉELLE TRAÇABILITÉ
D’après le suivi de l’IDEAM (l’Institut d’hydrologie, de météorologie et d’études environnementales, chargé du maniement de l’information scientifique et technologique sur l’environnement en Colombie), un des principaux facteurs de déforestation sont l’appropriation de terres forêts pour les cultures et l’élevage de bétail.
Pourtant, les éleveur·euses de bétail colombiens insistent sur le fait qu’il n’existe aucune preuve liant l’élevage de bétail au défrichement de la forêt Amazonienne. Une position contredite par deux constats : la déforestation reste galopante en Amazonie colombienne, 1,8 million d’hectares ont été déboisés en deux décennies, alors que dans le même temps, les cheptels présents dans les départements amazoniens (Caquetá, Meta et Guaviare) ont augmenté de 64% en 6 ans. C’est dans cette région du sud du pays que se concentre l’augmentation de la déforestation liée à l’élevage de bétail.
L’enjeu majeur pour établir la vérité est ainsi la traçabilité de la viande, et donc des animaux. Or, la difficulté de la traçabilité réside dans le fait que le marché colombien est dominé par des intermédiaires qui vendent et transportent le bétail. Contrairement à d’autres pays où la vache naît, grandit et est abattue au même endroit, elle passe en Colombie par plusieurs fermes avant d’être achetée puis tuée. Une étude conforte cette réalité : entre 2014 et 2021, seules 26% des vaches quittant les fermes bordant les dix parcs naturels nationaux et régionaux situés dans l’Amazonie colombienne ont été directement envoyées à l’abattoir. Les trois-quart restantes sont simplement transportées dans d’autres fermes ou des rassemblements de bétail.
En d’autres termes, une vache née dans une ferme légalement établie peut être transportée pour être engraissée dans un pâturage situé dans une zone récemment déboisée, puis être déplacée dans une autre ferme. Elle sera ensuite achetée, puis finalement transportée vers des centres de commercialisation ou un abattoir dans la capitale du pays.
Les supermarchés ont donc la plupart du temps pour fournisseurs directs soit des intermédiaires, soit des fermes d’engraissement final dont l’origine du bétail est aussi diverse qu’incertaine. Conséquence : c’est bien cet important nombre d’intermédiaires qui empêche toute traçabilité réelle, et il est a priori impossible à date de garantir une viande sans déforestation. De quoi contraster avec les discours portés par les grandes chaînes de supermarché du pays.
DES SECRETS BIEN GARDÉS
Rien d’étonnant donc à ce que le sujet de la traçabilité soit épineux lorsque les chaînes de supermarchés sont interrogées. En juillet 2022, le média 360-grados.co a en effet sollicité les cinq plus grandes chaînes de magasins du pays (Grupo Éxito, Alkosto, Olímpica, Colsubsidio et Jumbo Cencosud) pour savoir si elles connaissent l’origine de la viande qu’elles vendent, quels sont leurs fournisseurs directs et indirects, comment elles contrôlent le parcours de la viande pour s’assurer qu’elle est « exempte de déforestation », et quels processus elles ont mis en place pour certifier leurs produits carnés.
Le groupe Éxito a répondu que 80 % de la viande bovine qu’il vend sous sa propre marque et sous marque blanche est achetée auprès de 56 fournisseurs directs, sans passer par des concentrations de bétail ou des centres d’achat. Il affirme aussi géoréférencer 100% de ses fournisseurs directs, mais ne pas pouvoir le faire pour les fournisseurs indirects faute de système de traçabilité au niveau national qui permette de connaître le parcours d’une vache depuis sa naissance jusqu’à la transformation de sa viande. Enfin, ce groupe a indiqué s’appuyer sur la certification GANSO, obtenue par 9 de ses fournisseurs, comme garantie anti-déforestation.
Lorsqu’il est interrogé à son tour, le cofondateur de GANSO indique cependant qu’il ne s’agit pas d’un label « zéro déforestation », et que lorsque « les vaches sont achetées lors d’une vente aux enchères, il est impossible d’en connaître la traçabilité ». Elles peuvent donc partir de zones de déforestation, être vendues aux enchères, puis être engraissées dans un élevage certifié GANSO et finir dans un supermarché. Si ce genre de label constitue bien une tentative d’amélioration des pratiques de la chaîne d’approvisionnement, il n’y a toujours pas de viande exempte de déforestation, comme n’importe quel acheteur pourrait le croire en lisant les étiquettes « vertes ».
Comme Éxito, Alkosto a assuré qu’il s’approvisionnait sans intermédiaire auprès de 26 fournisseurs, ce qui garantit la traçabilité de la viande. L’entreprise développe par ailleurs un projet pilote avec la Fundación Proyección Ecosocial, qui « détermine l’emplacement des exploitations et le degré de déforestation » à l’aide de photos satellites. Selon eux, s’ils constatent que la déforestation a augmenté dans une exploitation, « celle-ci cesse d’être un fournisseur de l’entreprise » et « sans l’existence d’un guide de mouvement, aucun bovin n’est reçu ».
Ce qui est commun à ces supermarchés c’est qu’ils ne contrôlent que la ferme du fournisseur final, mais pas les mouvements et donc les fermes d’origine ou de passage du bétail, où il pourrait y avoir déforestation.
Enfin, Cencosud a simplement répondu qu’elle demande à ses fournisseurs de « respecter pleinement la réglementation en vigueur et applicable au produit qu’ils nous fournissent », et reconnaît qu’elle n’a pas de politique environnementale propre et transfère la responsabilité à ses fournisseurs, qui doivent signer une lettre d’engagement. Elle confie également à l’État la responsabilité de vérifier le respect des exigences légales.
Les réponses sont ainsi variables mais soulignent l’incapacité à assurer une traçabilité totale de leurs produits, quand cette responsabilité n’est pas simplement évacuée vers d’autres acteurs, parmi lesquels l’Etat.
UNE OPACITÉ QUI PEUT ÊTRE ROMPUE
Cette tentative de dialogue avec les plus grandes chaînes du pays s’est également soldée par un refus unanime de transmettre le nom de leurs fournisseurs, justifié par le caractère confidentiel de ces informations. De même, GANSO a refusé de partager la liste des exploitations certifiées.
Face à l’impossibilité d’un échange ouvert et transparent, le recours à une procédure judiciaire contre Cencosud a été employé pour obtenir ces informations. Recours qui a fonctionné : fin 2022, la 19e Cour d’instruction de Bogota a ordonné à l’entreprise de répondre à toutes les questions et de démontrer en quoi le fait de communiquer ces informations violait la confidentialité de ses activités commerciales. La situation est pour le moins paradoxale : ces chaînes de supermarché mettent en avant l’origine contrôlée de leur viande et leurs engagements environnementaux, sans vouloir en diffuser l’origine exacte. La société a finalement remis à contrecœur les informations sur les fournisseurs et les fermes où elle achète son bétail, sans pouvoir expliquer leur aspect confidentiel.
De telles pratiques contrastent avec le niveau d’information accessible aux consommateur·rice·rices dans certains pays. L’Union européenne dispose par exemple d’outils permettant de suivre différents produits, tels que Trace, et a adopté en mars 2023 une loi obligeant les entreprises importatrices à faire preuve de diligence raisonnable. Ce genre de dispositif souligne le rôle essentiel que les autorités publiques ont à jouer dans la promotion de la transparence pour lutter contre la déforestation, dont celle générée par l’industrie de la viande.
UN ÉTAT TROP PASSIF
L’État colombien tente de résoudre, sans grand succès, les difficultés pour certifier qu’un lot de viande est exempt de déforestation. A date, il n’existe toujours aucun outil de traçabilité fiable en Colombie pour attester des origines de la viande.
En 2017, la Conférence sur le développement durable à Rio de Janeiro a vu plusieurs pays fixer un objectif « zéro déforestation nette » dans les biens de consommation d’ici 2020. En Colombie, le gouvernement, les multinationales et les ONG se sont mis d’accord sur un programme commun visant à éliminer la déforestation dans les chaînes d’approvisionnement de l’huile de palme, du soja, du papier et du bœuf, mais sa construction a été reportée à plusieurs reprises. Deux ans plus tard, quatre tables rondes (viande, lait, palme et cacao) ont eu lieu, au cours desquelles différentes entreprises et l’État ont établi une feuille de route pour atteindre ce même objectif, mais en 2030.
Ces accords comprenaient la conception et la mise en œuvre d’un protocole de contrôle pour garantir l’absence de déforestation dans la chaîne d’approvisionnement de la viande bovine. L’idée était de faciliter la traçabilité en utilisant les systèmes d’information officiels et syndicaux, ainsi que les informations privées des entreprises signataires. Très peu de progrès ont été réalisés à date, principalement parce que le suivi de ce protocole n’a aucun caractère obligatoire.
Ces accords proposaient également l’apparition d’une certification « zéro déforestation », grâce à la création d’un système de suivi articulant les outils de l’IDEAM et les bases de données sur la santé et les mouvements du bétail gérées par l’ICA. Ce dernier n’a toujours pas vu le jour.
Devant l’absence de réglementation et l’incapacité de l’Etat à mettre en place une certification, les entreprises ont donc fini par lancer leurs propres « auto-certifications », basées sur des méthodologies qu’elles ont librement choisies. Leur garantie de « zéro déforestation » est donc grandement limitée par l’absence de vérification par un acteur indépendant et par l’absence de traçabilité depuis l’origine..
Le ministère de l’environnement et l’Institut colombien des normes techniques (ICONTEC) ont tout de même créé le label environnemental colombien visant à améliorer la durabilité environnementale dans les exploitations d’élevage de bétail. Il ne rencontre que très peu de succès : depuis son lancement en septembre 2021, seuls 12 sites ont cherché à obtenir cette certification. Aucun n’est certifié à la date de la parution de l’article.
Au-delà des bonnes intentions, il reste donc un très long chemin à parcourir pour garantir que les produits agricoles produits en Colombie soient exempts de déforestation. Une loi visant à créer un système national de traçabilité du bétail sera examinée par le Sénat au cours de la prochaine législature.
QUE DEMANDONS-NOUS CHEZ ENVOL VERT EN TERMES DE TRAÇABILITÉ ?
Les politiques d’approvisionnement des entreprises et leurs liens avec les fournisseurs de viande doivent être modifiés, être clairs et exigeants et se concentrer sur la traçabilité complète et la gestion des informations relative aux animaux qu’elles commercialisent, en sensibilisant les fournisseurs directs et indirects à l’importance de produire de manière adéquate et dans des zones situées à l’intérieur de la frontière agricole.
À ce stade, la mise en œuvre de systèmes de traçabilité complets, privés ou soutenus par l’État, est de la plus haute importance pour la réalisation des objectifs. Seule la traçabilité, avec une composante de “zéro déforestation”, peut permettre de vérifier que la chaîne est exempte de déforestation et durable. Le produit final dépendra de la prise de conscience, par chaque acteur de la chaîne de production, de son impact et des caractéristiques finales requises pour qu’un produit soit qualifié de « durable ».
La solidarité des acteurs pour la mise en place d’un système de traçabilité est indispensable entre les distributeurs et les éleveur·euses car au final les produits avec une appellation « durable » coûtent plus chers sur le marché en tant que valeur ajoutée.
En outre, pour gagner la confiance des consommateur·rice·rices, les entreprises doivent travailler sur la transparence et le libre accès à l’information, et il doit y avoir des informations accessibles qui soutiennent les caractéristiques qu’elles offrent. Des lignes directrices et des exigences doivent être définies pour les entreprises qui utilisent des termes tels que « durable » ou « zéro déforestation ». L’accès limité à l’information jette non seulement un doute sur la transparence des entreprises et de leurs produits, mais expose également à la tromperie.
Il est temps d’évoluer vers des systèmes de traçabilité complets et de véritables certifications qui garantissent aux consommateur·rice·rices que la viande qu’ils consomment n’a pas d’impacts environnementaux graves.
Le journaliste colombien César Molinares a réalisé une enquête sur le lien entre déforestation et grande distribution. Alors que la protection de l’environnement devient un enjeu important dans la société colombienne, les distributeurs axent de plus en plus leur communication autour de leurs pratiques supposées vertueuses. Il est cependant complexe de savoir ce qui se cache réellement derrière les appellations « viande durable », et c’est ce que cet article publié en août propose d’explorer.
Nous vous proposons ici un résumé de l’article ainsi qu’une analyse d’Envol Vert, en tant qu’ONG engagée contre la déforestation en Colombie.
LES GRANDES CHAÎNES DE SUPERMARCHÉ COLOMBIENNES AU SECOURS DE LA FORÊT
Dans les supermarchés colombiens, il est devenu courant de trouver des communications liées à l’aspect responsable des produits du rayon boucherie. C’est le cas chez Carulla, où certaines pièces de viande de bœuf sont étiquetées « élevage durable ». Les autres promesses pleuvent : « bien-être animal », « soutien à la communauté », ou encore « provenant de fermes engagées pour la conservation des forêts » et s’affichent fièrement.
Un argument marketing en plein essor et qui porte ses fruits, puisqu’une clientèle est prête à payer plus cher pour cette viande prétendument plus responsable. Pourtant, si un vendeur interrogé est prêt à assurer que cette viande haut de gamme provient de régions où « il n’y a pas d’exploitation forestière illégale », il n’est pas capable d’affirmer sa localisation avec précision.
Ces pratiques d’étiquetage environnemental se retrouvent dans d’autres magasins de la même chaîne : le groupe Éxito. Cette enseigne, propriété du groupe Casino, est la plus grande chaîne de supermarchés du pays. Le groupe se félicite dans son rapport développement durable 2022 de l’explosion des ventes de viandes issues de gammes « durables », tout en assurant que 100% des exploitations de ses fournisseurs directs de viande sont contrôlées par satellite. Toujours selon ce rapport, ce dispositif suffirait à garantir le « respect de la frontière agricole et l’absence de déforestation ».
Les discours rassurants en la matière ne sont pas l’apanage exclusif d’Éxito. La chaîne Corbeta, propriétaire de l’hypermarché Alkosto, énonce dans des documents publics qu’elle assure également le contrôle régulier des exploitations de ses fournisseurs directs afin qu’ils ne déboisent pas les forêts, sous peine de fin de collaboration. Il en va de même pour une autre grande chaîne, Cencosud, exploitant les marques Jumbo et Metro, qui affirme qu’elle « n’achète pas de bétail dans les zones de conservation » grâce à la mise en place d’un système de surveillance.
Il semblerait donc que la forêt colombienne est entre de bonnes mains : les producteurs de viande bovine s’efforcent d’être respectueux de l’environnement, et cherchent à réduire l’impact de la viande bovine sur la déforestation. Trop beau pour être vrai ? C’est ce qu’une étude sur les chaînes d’approvisionnement du bétail a démontré.
DES CHAÎNES D’APPROVISIONNEMENT COMPLEXES, EMPÊCHANT TOUTE RÉELLE TRAÇABILITÉ
D’après le suivi de l’IDEAM (l’Institut d’hydrologie, de météorologie et d’études environnementales, chargé du maniement de l’information scientifique et technologique sur l’environnement en Colombie), un des principaux facteurs de déforestation sont l’appropriation de terres forêts pour les cultures et l’élevage de bétail.
Pourtant, les éleveur·euses de bétail colombiens insistent sur le fait qu’il n’existe aucune preuve liant l’élevage de bétail au défrichement de la forêt Amazonienne. Une position contredite par deux constats : la déforestation reste galopante en Amazonie colombienne, 1,8 million d’hectares ont été déboisés en deux décennies, alors que dans le même temps, les cheptels présents dans les départements amazoniens (Caquetá, Meta et Guaviare) ont augmenté de 64% en 6 ans. C’est dans cette région du sud du pays que se concentre l’augmentation de la déforestation liée à l’élevage de bétail.
L’enjeu majeur pour établir la vérité est ainsi la traçabilité de la viande, et donc des animaux. Or, la difficulté de la traçabilité réside dans le fait que le marché colombien est dominé par des intermédiaires qui vendent et transportent le bétail. Contrairement à d’autres pays où la vache naît, grandit et est abattue au même endroit, elle passe en Colombie par plusieurs fermes avant d’être achetée puis tuée. Une étude conforte cette réalité : entre 2014 et 2021, seules 26% des vaches quittant les fermes bordant les dix parcs naturels nationaux et régionaux situés dans l’Amazonie colombienne ont été directement envoyées à l’abattoir. Les trois-quart restantes sont simplement transportées dans d’autres fermes ou des rassemblements de bétail.
En d’autres termes, une vache née dans une ferme légalement établie peut être transportée pour être engraissée dans un pâturage situé dans une zone récemment déboisée, puis être déplacée dans une autre ferme. Elle sera ensuite achetée, puis finalement transportée vers des centres de commercialisation ou un abattoir dans la capitale du pays.
Les supermarchés ont donc la plupart du temps pour fournisseurs directs soit des intermédiaires, soit des fermes d’engraissement final dont l’origine du bétail est aussi diverse qu’incertaine. Conséquence : c’est bien cet important nombre d’intermédiaires qui empêche toute traçabilité réelle, et il est a priori impossible à date de garantir une viande sans déforestation. De quoi contraster avec les discours portés par les grandes chaînes de supermarché du pays.
DES SECRETS BIEN GARDÉS
Rien d’étonnant donc à ce que le sujet de la traçabilité soit épineux lorsque les chaînes de supermarchés sont interrogées. En juillet 2022, le média 360-grados.co a en effet sollicité les cinq plus grandes chaînes de magasins du pays (Grupo Éxito, Alkosto, Olímpica, Colsubsidio et Jumbo Cencosud) pour savoir si elles connaissent l’origine de la viande qu’elles vendent, quels sont leurs fournisseurs directs et indirects, comment elles contrôlent le parcours de la viande pour s’assurer qu’elle est « exempte de déforestation », et quels processus elles ont mis en place pour certifier leurs produits carnés.
Le groupe Éxito a répondu que 80 % de la viande bovine qu’il vend sous sa propre marque et sous marque blanche est achetée auprès de 56 fournisseurs directs, sans passer par des concentrations de bétail ou des centres d’achat. Il affirme aussi géoréférencer 100% de ses fournisseurs directs, mais ne pas pouvoir le faire pour les fournisseurs indirects faute de système de traçabilité au niveau national qui permette de connaître le parcours d’une vache depuis sa naissance jusqu’à la transformation de sa viande. Enfin, ce groupe a indiqué s’appuyer sur la certification GANSO, obtenue par 9 de ses fournisseurs, comme garantie anti-déforestation.
Lorsqu’il est interrogé à son tour, le cofondateur de GANSO indique cependant qu’il ne s’agit pas d’un label « zéro déforestation », et que lorsque « les vaches sont achetées lors d’une vente aux enchères, il est impossible d’en connaître la traçabilité ». Elles peuvent donc partir de zones de déforestation, être vendues aux enchères, puis être engraissées dans un élevage certifié GANSO et finir dans un supermarché. Si ce genre de label constitue bien une tentative d’amélioration des pratiques de la chaîne d’approvisionnement, il n’y a toujours pas de viande exempte de déforestation, comme n’importe quel acheteur pourrait le croire en lisant les étiquettes « vertes ».
Comme Éxito, Alkosto a assuré qu’il s’approvisionnait sans intermédiaire auprès de 26 fournisseurs, ce qui garantit la traçabilité de la viande. L’entreprise développe par ailleurs un projet pilote avec la Fundación Proyección Ecosocial, qui « détermine l’emplacement des exploitations et le degré de déforestation » à l’aide de photos satellites. Selon eux, s’ils constatent que la déforestation a augmenté dans une exploitation, « celle-ci cesse d’être un fournisseur de l’entreprise » et « sans l’existence d’un guide de mouvement, aucun bovin n’est reçu ».
Ce qui est commun à ces supermarchés c’est qu’ils ne contrôlent que la ferme du fournisseur final, mais pas les mouvements et donc les fermes d’origine ou de passage du bétail, où il pourrait y avoir déforestation.
Enfin, Cencosud a simplement répondu qu’elle demande à ses fournisseurs de « respecter pleinement la réglementation en vigueur et applicable au produit qu’ils nous fournissent », et reconnaît qu’elle n’a pas de politique environnementale propre et transfère la responsabilité à ses fournisseurs, qui doivent signer une lettre d’engagement. Elle confie également à l’État la responsabilité de vérifier le respect des exigences légales.
Les réponses sont ainsi variables mais soulignent l’incapacité à assurer une traçabilité totale de leurs produits, quand cette responsabilité n’est pas simplement évacuée vers d’autres acteurs, parmi lesquels l’Etat.
UNE OPACITÉ QUI PEUT ÊTRE ROMPUE
Cette tentative de dialogue avec les plus grandes chaînes du pays s’est également soldée par un refus unanime de transmettre le nom de leurs fournisseurs, justifié par le caractère confidentiel de ces informations. De même, GANSO a refusé de partager la liste des exploitations certifiées.
Face à l’impossibilité d’un échange ouvert et transparent, le recours à une procédure judiciaire contre Cencosud a été employé pour obtenir ces informations. Recours qui a fonctionné : fin 2022, la 19e Cour d’instruction de Bogota a ordonné à l’entreprise de répondre à toutes les questions et de démontrer en quoi le fait de communiquer ces informations violait la confidentialité de ses activités commerciales. La situation est pour le moins paradoxale : ces chaînes de supermarché mettent en avant l’origine contrôlée de leur viande et leurs engagements environnementaux, sans vouloir en diffuser l’origine exacte. La société a finalement remis à contrecœur les informations sur les fournisseurs et les fermes où elle achète son bétail, sans pouvoir expliquer leur aspect confidentiel.
De telles pratiques contrastent avec le niveau d’information accessible aux consommateur·rice·rices dans certains pays. L’Union européenne dispose par exemple d’outils permettant de suivre différents produits, tels que Trace, et a adopté en mars 2023 une loi obligeant les entreprises importatrices à faire preuve de diligence raisonnable. Ce genre de dispositif souligne le rôle essentiel que les autorités publiques ont à jouer dans la promotion de la transparence pour lutter contre la déforestation, dont celle générée par l’industrie de la viande.
UN ÉTAT TROP PASSIF
L’État colombien tente de résoudre, sans grand succès, les difficultés pour certifier qu’un lot de viande est exempt de déforestation. A date, il n’existe toujours aucun outil de traçabilité fiable en Colombie pour attester des origines de la viande.
En 2017, la Conférence sur le développement durable à Rio de Janeiro a vu plusieurs pays fixer un objectif « zéro déforestation nette » dans les biens de consommation d’ici 2020. En Colombie, le gouvernement, les multinationales et les ONG se sont mis d’accord sur un programme commun visant à éliminer la déforestation dans les chaînes d’approvisionnement de l’huile de palme, du soja, du papier et du bœuf, mais sa construction a été reportée à plusieurs reprises. Deux ans plus tard, quatre tables rondes (viande, lait, palme et cacao) ont eu lieu, au cours desquelles différentes entreprises et l’État ont établi une feuille de route pour atteindre ce même objectif, mais en 2030.
Ces accords comprenaient la conception et la mise en œuvre d’un protocole de contrôle pour garantir l’absence de déforestation dans la chaîne d’approvisionnement de la viande bovine. L’idée était de faciliter la traçabilité en utilisant les systèmes d’information officiels et syndicaux, ainsi que les informations privées des entreprises signataires. Très peu de progrès ont été réalisés à date, principalement parce que le suivi de ce protocole n’a aucun caractère obligatoire.
Ces accords proposaient également l’apparition d’une certification « zéro déforestation », grâce à la création d’un système de suivi articulant les outils de l’IDEAM et les bases de données sur la santé et les mouvements du bétail gérées par l’ICA. Ce dernier n’a toujours pas vu le jour.
Devant l’absence de réglementation et l’incapacité de l’Etat à mettre en place une certification, les entreprises ont donc fini par lancer leurs propres « auto-certifications », basées sur des méthodologies qu’elles ont librement choisies. Leur garantie de « zéro déforestation » est donc grandement limitée par l’absence de vérification par un acteur indépendant et par l’absence de traçabilité depuis l’origine..
Le ministère de l’environnement et l’Institut colombien des normes techniques (ICONTEC) ont tout de même créé le label environnemental colombien visant à améliorer la durabilité environnementale dans les exploitations d’élevage de bétail. Il ne rencontre que très peu de succès : depuis son lancement en septembre 2021, seuls 12 sites ont cherché à obtenir cette certification. Aucun n’est certifié à la date de la parution de l’article.
Au-delà des bonnes intentions, il reste donc un très long chemin à parcourir pour garantir que les produits agricoles produits en Colombie soient exempts de déforestation. Une loi visant à créer un système national de traçabilité du bétail sera examinée par le Sénat au cours de la prochaine législature.
QUE DEMANDONS-NOUS CHEZ ENVOL VERT EN TERMES DE TRAÇABILITÉ ?
Les politiques d’approvisionnement des entreprises et leurs liens avec les fournisseurs de viande doivent être modifiés, être clairs et exigeants et se concentrer sur la traçabilité complète et la gestion des informations relative aux animaux qu’elles commercialisent, en sensibilisant les fournisseurs directs et indirects à l’importance de produire de manière adéquate et dans des zones situées à l’intérieur de la frontière agricole.
À ce stade, la mise en œuvre de systèmes de traçabilité complets, privés ou soutenus par l’État, est de la plus haute importance pour la réalisation des objectifs. Seule la traçabilité, avec une composante de “zéro déforestation”, peut permettre de vérifier que la chaîne est exempte de déforestation et durable. Le produit final dépendra de la prise de conscience, par chaque acteur de la chaîne de production, de son impact et des caractéristiques finales requises pour qu’un produit soit qualifié de « durable ».
La solidarité des acteurs pour la mise en place d’un système de traçabilité est indispensable entre les distributeurs et les éleveur·euses car au final les produits avec une appellation « durable » coûtent plus chers sur le marché en tant que valeur ajoutée.
En outre, pour gagner la confiance des consommateur·rice·rices, les entreprises doivent travailler sur la transparence et le libre accès à l’information, et il doit y avoir des informations accessibles qui soutiennent les caractéristiques qu’elles offrent. Des lignes directrices et des exigences doivent être définies pour les entreprises qui utilisent des termes tels que « durable » ou « zéro déforestation ». L’accès limité à l’information jette non seulement un doute sur la transparence des entreprises et de leurs produits, mais expose également à la tromperie.
Il est temps d’évoluer vers des systèmes de traçabilité complets et de véritables certifications qui garantissent aux consommateur·rice·rices que la viande qu’ils consomment n’a pas d’impacts environnementaux graves.